Au bout de la nuit

Quelques pas dans la rue, la ville est déserte, le vent froid joue seul dans les longues artères. Il fait déjà nuit, il y a déjà quelques temps que le jour ne combat plus, laissant la portion congrue à l’obscurité. Les yeux visitent ce décor aux reflets sans naturel, ils s’accrochent aux formes sombres de la nuit, ces cartons, ces poubelles, ces sacs trop remplis encombrant les trottoirs, société de consommation et de commerces, emballages à l’excès, déballages par milliers, le ballet des éboueurs n’est pas encore joué, il faut marcher sur les trottoirs rétrécis. Parmi ces formes informes il est une forme différente, attirant son regard. Une forme presque humaine, allongée sur le sol, blotti contre les poubelles, un bout de carton en guise d’annonce, quelques pièces pour manger, un message accroché au trottoir pour une vie qui s’accroche, ne pas disparaitre tout à fait dans ces détritus. Mais quel est donc ce monde ? Clochard, sdf, ce ne sont que des mots, pourtant ce sont des hommes, des oubliés, non pas encore des disparus, même si certains considèrent qu’ils font tâche devant leurs magasins, eux ils tâchent de ne pas gêner, de ne pas disparaitre, tout simplement.


Une ruelle sur la droite, il s’y engouffre. Il y fait bon, il y fait chaud, les vieux logements y déversent leurs calories, leurs odeurs de ripailles sont autant de chaleurs et de couleurs qui éclairent la nuit. Il aime bien passer par ici, une ruelle pleine de charme et de mystère, qui coupe à angle droit la grande artère avant de tourner presqu’en rond et vous rejeter un peu plus loin sur le trottoir. Mais qu’est donc cette lueur ? Un briquet, une cigarette, un tabac sans tabac, une odeur suspecte, voici donc que les charmes de cette ruelle s’évanouissent laissant place aux mystères de la nuit, ceux des échanges, des tractations illicites, « et toi, que veux-tu ? Tu dis l’heure ? » Pas le temps de réfléchir, poursuivre ou faire demi-tour, il n’y a plus personne, porte cochère ou recoin, il poursuit son chemin, le pas s’accélère, rattrapant presque le pouls, le voilà à nouveau dans la grande artère, soulagé et surpris par le froid, il redresse son col, serre un peu plus profond les poings au fond de ses poches, la ville l’ennui, désamour flagrant lui qui aimait autrefois s’y perdre….


Personne, pas un chat, la ville est à lui, la ville ne luit pourtant pas vraiment, quelques vitrines rebelles continuent d’être éclairées, parade éphémère contre les attaques nocturnes, il marche et déambule entre ces mannequins sans vie, ces vêtements sans étiquettes, ces étiquettes sans prix. Il n’a qu’une hâte, retrouver sa voiture et rentrer chez lui. La ville n’est plus cette maitresse attirante dont il ne pouvait se passer, elle n’a pas vieilli, ils ont juste pris des chemins différents, lui, l’enfant de sa ville, et elle, son berceau, ses repères, son monde. En marchant il cherche à lire dans les façades d’aujourd’hui les commerces d’hier, se rappelant de ses journées où l’on parait « en ville » faire ses achats, bien avant les gros centres commerciaux de banlieue, ce temps d’avant où l’on prenait le bus par la porte du milieu, achetant le ticket à un guichetier installé à demeure à son poste, et dont enfant il n’avait jamais pu voir la porte d’accès à ce drôle de bureau en déduisant que ce brave monsieur devait y vivre à temps plein. En ce temps-là, les chauffeurs conduisaient et les employés des tickets vendaient les tickets et rendaient la monnaie. Vieux bus aux formes arrondies, carrosseries peintes en rose délavé, leçon de moral sous forme de petits panonceaux rappelant si l’en était besoin qu’on devait laisser sa place à une personne enceinte ou plus âgée, quant aux invalides qui n’étaient que de guerre en ce temps-là, des places leur étaient réservées… A ces pensées, il se sentait rempli de sourires et de douces chaleurs, le long manteau de sa mère, les mains gantées de cuir, les écharpes serrés autour du cou et ces milles parfums envolés dans les airs. On torréfiait, on cirait, on vendait du vrai fromage en ce temps-là…. Ce tout petit magasin, tout en longueur tel un long couloir était plein de drôle de présentoir où l’on venait choisir et parfois acheter un chapeau, une casquette, un béret, ça il s’en souvenait, comme de sa première casquette, ronde comme une bombe d’équitation, en tissu écossais rouge et bleu et habillée d’un élastique, sorte de jugulaire qui autorisait mille courses sans risque de la perdre…. C’était une agence de voyage désormais, quelques bureaux, des affiches et voilà le décor…



La ville a mué, lui poursuit sa mue, encore quelques pas et le voilà arrivé au parking, quatre étages à grimper dans des escaliers odorants fêtant à leur façon la disparition des vespasiennes et autres commodités gratuites considérées comme non grata dans ces quartiers devenus trop chics. Enfin la voiture, le cocon d’acier, la chaleur réglable, la musique à convenance, le retour chez lui, là-bas, au bout de la nuit…          

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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Natacha