Il était temps

Il y a la page blanche, livide, insipide, elle effraie et attire à la fois, comme un abime ou les idées s’abimeraient, comme un écrin ou les mots se sublimeraient, comme le drap blanc d’une nuit blanche.

Il y a l’homme, assis devant, regardant fixement cette nuée sur le bois de la table, le regard hagard, les yeux dans le vide sidéral et sidérant d’un jour blanc, d’un jour semblant un autre, d’un jour sans blanc ou plutôt trop. Un jour de trop, un jour de plus, un jour de moins, un jour qui glisse, telle le stylo sur le papier trop lisse pour être honnête.

Il y a le stylo, ce stylo fétiche, bleu, à la pointe agile, roulant à l’envie dans ses pleins et ses déliés, une tenue confortable, à peine usée par les mêmes doigts aux mêmes emplacements, une sorte de prolongement du bras, du cerveau, de la pensée, des mots dictés, des mots dits, des mots écrits, des cris sourds qui s’en vont rejoindre l’abime d’une page plus tout à fait vierge.

Il y a la flamme d’une bougie qui vacille et danse, danseuse accrochée à sa barre, de mèche avec la cire blanche et qui fait jouer les contrastes du bleu sur le blanc, du blanc autour du bleu, du vide et du plein, du vide autour des maux, des mots vides, des maux dits à demi-mots, une flamme dansant autour d’un stylo revêche gardant la pêche pour encore bleuir la page, pour encore marquer la chair de papier de bleus indélébiles, peut-être bien débiles, de bleu à la bille.

Il y a les retrouvailles d’un soir éteint, un bout de planche, un bout de feuille, une flamme, un vieux stylo, un vieil homme dans l’ambiance chaleureuse d’une flamme qui danse en cadence, le parfum léger d’un thé fruité, la musique douce d’un jazz flirtant avec la bossa-nova d’une chanteuse brésilienne, un soir au bord du monde, un soir au bout du temps, un soir de temps en temps, le plaisir solitaire de l’écriture, la danse des mots, la magie d’une page livide qui se vide de son sang blanc, une page qui bleuit de froid ou d’effroi, une page qui se colore et se pare de mille bleus.

Il y a juste comme ça, des mots qui s’en viennent, des mots qui s’en vont, des morceaux de fausses rimes en rimmel dégoulinant, des pleurs et des fleurs qui s’effleurent, des vagues de l’âme qui partent en vague à l’âme, des encres sympathiques qui jettent l’ancre et larguent les amarres par-delà les flots de bleu, alors la page se gonfle d’orgueil, elle devient voile et met les bouts, emportant avec elle des bouts de phrases dans une phase de vie en total déphasage avec le rythme effréné de nos temps trop modernes, de nos réveils technologiques venant dévorer le sommeil au cœur des nuits noires pour sans coup férir en faire une nuit blanche ou demeure l’angoisse d’un nuit sans sommeil dans une nuit sans lune. Mais que fait la peau lisse ? Le drap blanc à peine froissé, la chambre sans lumière, le bruit du silence où résonne pesant le tic-tac de la vieille horloge, où crépite le feu d’une bûche trop sèche dans une cheminée affamée, l’esprit divague et cherche ses mots, les idées passent. L’esprit dit vague et les mots sont océan, sable ocre, soleil brûlant et bois tourmenté par les flots, la vieille estacade, les cris des oiseaux retrouvant leur plage enfin déserte. L’esprit s’y pose, il se blottit dans le creux du sable, son humble château, il regarde les gerbes d’écumes, les vagues vertes, alors le cœur aligne ses battements au rythme des flux et des reflux, subtil équilibre qui délasse et délaisse les sombres pensées, tendre richesse d’un rythme bio et logique sur lequel le rythme biologique prend le tempo pour retrouver le sommeil, le soleil et les énergies. 

Il était temps.


La clé des champs

Comme un retour aux sources, hier il est revenu voir son bel océan. Un besoin primal, un essentiel, être ici et respirer, se poser, embrasser du regard et les creux et les pleins d’un océan encore en colère, marcher sur le sable échappé des plages et qui couvre la route, lire dans les reflets verts, gris et marrons les tumultes sous-marins. Le ciel est bleu, du bleu d’après les tempêtes, un bleu d’un calme olympien presque sans vent ce qui tranche avec les débris épars, bout de bois ayant fini de flotter, planches crevées de l’estacade, bouts de traces humaines accumulées contre un muret. Le temps est à l’apaisement, seules les vagues insufflent leurs énergies, les hommes vaquent aux travaux de nettoyages, aux préparatifs de la future saison. Le temps est clair et offre aux regards ses limites les plus lointaines. La Rhune est belle, dressée fièrement dans ce paysage, offrant toute la précision de ses reliefs, la beauté de ces contours, avec cette étonnante sensation de pouvoir la toucher, la caresser. Il y promène son regard, cherche le passage d’un sentier, reconnait l’ombre de la forêt comme une écharpe en cache-col de ce fameux col où la sente devient plus rude. Etre ici, c’est être chez soi, s’abreuver aux sources des énergies, se relier à la terre, à l’océan et aux cieux dans une subtile communion, c’est tout simplement un retour à la maison.

Quelques tours de roues plus tard, le voici à gravir la montagne, dans ses belles croupes d’Espagne, retrouver des lieux connus, des villages, des maisons, des champs, des bois, des petites routes, juste un peu plus tranquille qu’en pleine saison, tellement agréable d’y rouler à son aise, la vitre ouverte et le visage offert à ces presque vingt degrés. Soleil, nature déjà bien éveillée, floraison printanière, ruisseaux joueurs et sonores, voici la vie qui s’exprime, voici l’envie qui s’enivre. Il y a tout là-haut un endroit que peuplent les sorcières, celles des légendes, celles des contes locaux, celles qui savent rendre cette atmosphère si unique qu’elles vous accaparent l’esprit et dévorent le temps. Il n’y a plus d’heure, on peut s’attabler et se rassasier des trésors du cru puis repartir non sans regret, mais cette pause hors du temps laisse des traces indélébiles, celles d’un bienfait, celle d’un bien-être, celle d’être rafraichi, remis à jour et remonté à bloc. Tous les sens ont été sollicités, les senteurs, les paysages, les bruits résonnent dans la mémoire, ils la recyclent, ils l’enrichissent, ils la bâtissent, ils tissent une toile qui n’est pas un piège, plutôt le hamac douillet où l’on souhaite s’allonger et rêver dans la chaleur douce d’une journée de printemps bien loin des tumultes du temps, des coups de la vie moderne et des pressions futiles d’un monde en pleine dépression.


Comment ne pourrait-on pas être bien ici-bas ? La vie n’est au fond que ce que nous ne faisons, nous en possédons les clés, sachons juste prendre la clé des champs.          


A la page

Page blanche, droite et froide, posée devant moi, je te regarde droit dans le blanc des yeux et immédiatement me vient en mémoire cette expression tellement usitée qu’elle semble élimée et usée : l’angoisse de la page blanche. Te voilà donc terrifiante, angoissante selon la vindicte populaire, pourtant, j’ai beau fouillé les placards lointains de ma mémoire je ne trouve pas trace d’une quelconque angoisse devant ta pâleur virginale. Descends donc de ton piédestal qui le sert de bureau tu n’es pas terrifiante et à vrai dire, pas terrible non plus. Tes bords trop droits, ta blancheur maladive, tout cela inspirerait plus la sympathie et je comprends mieux dès lors pourquoi certains cherchent à te noircir à l’encre sympathique. Pour ma part, je n’aime pas le noir, trop froid, trop strict, trop rigide, je préfère l’encre bleue de mon stylo, dont les variations apportent douceurs et chaleurs à cette couleur que l’on dit pourtant froide. C’est tout de même étonnant tant de clichés, tant de besoin d’aller coller un étiquette sur le pot de confiture de nos objets et vies du quotidien ; non, nos vies ne sont pas à ranger sur les étagères poussiéreuses d’un muséum d’histoires ordinaires, nos vies sont faites pour être vécues jusqu’aux douleurs de leurs bosses, de leurs coups, jusqu’aux profonds de nos déprimes, jusqu’aux sommets de nos vingt-huitièmes cieux, notre chance n’est pas de vivre une vie mais mille vies différentes et complémentaires, constructives à défaut d’être exemplaires.

Page blanche, tu es un miroir, celui des vécus, celui des rêves, celui des désirs, celui de quelques-unes de ces vies, que l’on fait chiennes, que l’on fait siennes, que l’on se doit de vivre, la main ferme sur notre gouvernail, même au cœur de nos plus grandes dérives. Comment pourrais-je angoisser, si ce n’est parfois devant ton format trop petit pour y noter ces idées, ces mots qui dansent, s’assemblent et forment des phrases et parfois des textes ? Mon stylo bleu court et grave avec légèreté ton papier qui grince, rendant grâce sous la pression d’une bille aux yeux bleus. Alors apparaissent tant d’images : les bleus des vagues, les bleus à l’âme, les bleus du vague à l’âme…. Sans tristesse. Alors s’imaginent les bords infidèles de mon océan fidèle, les crêtes dominantes de mes montagnes tantôt sportives, tantôt câlines lorsqu’il s’agit de s’y réconforter de trop de coups reçus, de trop de bleus tatoués. Tu vois, toi qui fut si pure, si pâle, te voilà telle un guerrier maori tatoué de tout ton corps et de tous ces mots, parfois des maux, et telle une démo tu n’es plus tout à fait blanche, ta pâleur disparait dans les bleus glissés, au fond, pour te retrouver, il faut savoir lire entre les lignes, à moins de tout simplement tourner la page…


Page blanche, aujourd’hui te voilà pleine de quelques idées, de quelques mots, devenue mère porteuse donnant la vie à une modeste semence issu d’un fragile stylo et d’une main pour le guider. C’est à ton tour de porter ce message qui n’en est pas un, si ce n’est de pas vouloir voir l’angoisse plutôt que le rêve, la liberté, l’espoir de mille vies, de regarder le verre à moitié plein plutôt que son trop facile complément. Avec ta légèreté vole au vent léger et porte l’espoir vers les heures grises, éclaire de ta blancheur les heures sombres et s’il le faut, replies tes bords, devient un avion de papier qui survolera les alizés pour faire rire, pour faire sourire, pour apporter dans chaque regard le morceau de soleil qu’il doit y luire, parce que oui, la vie mérite d’être vécue, et que si parfois elle se dérobe et semble fuir notre volonté, nos désirs, c’est ainsi qu’elle exprime sa liberté, notre liberté. Vivons, aimons, sans angoisse, nos rêves sont nos chemins, et si d’aventures une page blanche croise notre chemin, ce n’est qu’une occasion d’y griffonner quelques mots, quelques ratures, quelques graffitis, quelques dessins, tel est son dessein.