A la page

Page blanche, droite et froide, posée devant moi, je te regarde droit dans le blanc des yeux et immédiatement me vient en mémoire cette expression tellement usitée qu’elle semble élimée et usée : l’angoisse de la page blanche. Te voilà donc terrifiante, angoissante selon la vindicte populaire, pourtant, j’ai beau fouillé les placards lointains de ma mémoire je ne trouve pas trace d’une quelconque angoisse devant ta pâleur virginale. Descends donc de ton piédestal qui le sert de bureau tu n’es pas terrifiante et à vrai dire, pas terrible non plus. Tes bords trop droits, ta blancheur maladive, tout cela inspirerait plus la sympathie et je comprends mieux dès lors pourquoi certains cherchent à te noircir à l’encre sympathique. Pour ma part, je n’aime pas le noir, trop froid, trop strict, trop rigide, je préfère l’encre bleue de mon stylo, dont les variations apportent douceurs et chaleurs à cette couleur que l’on dit pourtant froide. C’est tout de même étonnant tant de clichés, tant de besoin d’aller coller un étiquette sur le pot de confiture de nos objets et vies du quotidien ; non, nos vies ne sont pas à ranger sur les étagères poussiéreuses d’un muséum d’histoires ordinaires, nos vies sont faites pour être vécues jusqu’aux douleurs de leurs bosses, de leurs coups, jusqu’aux profonds de nos déprimes, jusqu’aux sommets de nos vingt-huitièmes cieux, notre chance n’est pas de vivre une vie mais mille vies différentes et complémentaires, constructives à défaut d’être exemplaires.

Page blanche, tu es un miroir, celui des vécus, celui des rêves, celui des désirs, celui de quelques-unes de ces vies, que l’on fait chiennes, que l’on fait siennes, que l’on se doit de vivre, la main ferme sur notre gouvernail, même au cœur de nos plus grandes dérives. Comment pourrais-je angoisser, si ce n’est parfois devant ton format trop petit pour y noter ces idées, ces mots qui dansent, s’assemblent et forment des phrases et parfois des textes ? Mon stylo bleu court et grave avec légèreté ton papier qui grince, rendant grâce sous la pression d’une bille aux yeux bleus. Alors apparaissent tant d’images : les bleus des vagues, les bleus à l’âme, les bleus du vague à l’âme…. Sans tristesse. Alors s’imaginent les bords infidèles de mon océan fidèle, les crêtes dominantes de mes montagnes tantôt sportives, tantôt câlines lorsqu’il s’agit de s’y réconforter de trop de coups reçus, de trop de bleus tatoués. Tu vois, toi qui fut si pure, si pâle, te voilà telle un guerrier maori tatoué de tout ton corps et de tous ces mots, parfois des maux, et telle une démo tu n’es plus tout à fait blanche, ta pâleur disparait dans les bleus glissés, au fond, pour te retrouver, il faut savoir lire entre les lignes, à moins de tout simplement tourner la page…


Page blanche, aujourd’hui te voilà pleine de quelques idées, de quelques mots, devenue mère porteuse donnant la vie à une modeste semence issu d’un fragile stylo et d’une main pour le guider. C’est à ton tour de porter ce message qui n’en est pas un, si ce n’est de pas vouloir voir l’angoisse plutôt que le rêve, la liberté, l’espoir de mille vies, de regarder le verre à moitié plein plutôt que son trop facile complément. Avec ta légèreté vole au vent léger et porte l’espoir vers les heures grises, éclaire de ta blancheur les heures sombres et s’il le faut, replies tes bords, devient un avion de papier qui survolera les alizés pour faire rire, pour faire sourire, pour apporter dans chaque regard le morceau de soleil qu’il doit y luire, parce que oui, la vie mérite d’être vécue, et que si parfois elle se dérobe et semble fuir notre volonté, nos désirs, c’est ainsi qu’elle exprime sa liberté, notre liberté. Vivons, aimons, sans angoisse, nos rêves sont nos chemins, et si d’aventures une page blanche croise notre chemin, ce n’est qu’une occasion d’y griffonner quelques mots, quelques ratures, quelques graffitis, quelques dessins, tel est son dessein.