De passage

L’air frais de janvier s’enrichit aujourd’hui d’un vent vif amplifiant la sensation de froid dès lors qu’on se trouve exposé. Il n’y a rien de mieux pour s’en aller respirer le plein air que de se choisir un parcours un peu plus protégé. Quittons la côte exposée, prenons les chemins de traverses entre les haies, les bosquets, traversons ces hameaux aux maisons empilées, blotties les unes contre les autres, vieilles écuries transformées en habitats saisonniers, murettes basses et haies fleuries, c’est la nature qui résiste aux temps et aux frimas. Le corps enveloppé de plusieurs couches, les doigts couverts et la tête protégée, chaussettes épaisses et chaussures étanches qui accrochent bien la roche humide tout comme la boue des sentiers détrempées, nous voilà partis pour un tour qui n’en est pas un, mais au fond, doit-on toujours chercher à faire le tour de tout ? Etrange attitude de l’Homme, chercher la compétition, l’étalon à battre, un parcours de trois heures en faire en seulement deux et demi, et puis quoi ? L’important n’est pas le chemin ni sa longueur mais ce qu’il nous apprend et ce qu’il nous apporte. Nul besoin d’être en meute, à défier le chronomètre, à oublier dans les discours imbéciles le simple bruit du monde : un oiseau qui papille, un bruissement de feuille, un goutte à goutte de ruisseau, l’océan sur les rochers, le vent dans les arbrisseaux, la nature qui parle et raconte. Chose étrange, ici elle ne gémit pas, elle exprime et raconte, la lande, les terres, le sel, la mer, les Hommes, les peuples cachés sous les bruyères, les oiseaux de mer, la pluie qui s’invite, les pierres du sentier, tout est mélodie, discours et leçons, encore faut-il du temps, encore faut-il s’y inviter, loin des foules, loin du bruit artificiel. Que sommes-nous donc devenus pour n’être que des étrangers, des bourreaux de notre Terre ? Pourquoi ce désamour ? Pourquoi ce divorce ? Attitude supérieure de l’être le plus inférieur que la planète héberge mais pour combien de temps encore ?


S’enfuir sur une ile, loin du monde, n’est pas s’enfuir mais au contraire, se retrouver. Soi. Une ile est un château dont le pont levis est le bateau qui s’éloigne, dont les murailles sont ses belles falaises, dont les douves sont l’immensité des océans et dont le donjon n’est que le clocher du village. Isolement selon ses propres volontés, apaisement selon sa propre volonté. Plein air, chaque jour, quel que soit le temps ou plutôt la météo, mieux vaut éviter le quiproquo, le temps n’apporte rien, il n’est qu’un sablier imbécile qui d’ailleurs, ici se boucherait des cailloux qui le remplirait. Oublions le temps chronophage, vivons la météo, le ciel, l’eau, la terre, la vie dans ce grand ensemble cosmique qui devrait seul diriger nos vies. Marcher, sans but, écouter, respirer, regarder, sentir, toucher du bout des yeux ces terres immenses peuplées de mille espèces, se perdre entre ciel et mer, marcher et s’arrêter, parce qu’une trouée végétale a offert le regard sur la petite crique, parce qu’après la courte montée c’est les pierres grises du hameau d’avant le village, parce qu’un rapide arc-en-ciel est venu dire bonjour, parce qu’un bateau à la voile rouge passe près de nous, marcher, parce que c’est vivre, respirer et espérer que ce monde s’éveille enfin et comprenne que nous ne sommes que locataires et temporaires ici.


A jamais

Assis devant le monde, le regard perdu dans l’immensité, à peine quelques crêtes d’écumes s’en viennent souligner d’un trait de relief ces vagues molles d’un jour de janvier. L’air est frais, vif, mordant pourtant il est bienfaisant, respirable, il nettoie les poumons et emporte avec lui les pensées un brin morose. Quelques pas sur la côte, un sentier succédant au goudron des vieux chemins, quelques marches pour gravir le dénivelé d’un brin de falaise effondrée par les flots, des murailles de pruneliers et autres ronciers entre lesquelles il fait bon marcher puis enfin, posé comme oublié un banc face à l’océan, une invitation à voyager. Assis. Quelques notes de musique, le piano sonore aux notes posées entre deux silences pour accompagner le voyage et se laisser emporter. Loin. La foule n’est plus, la foule s’est tue, la foule adieu. Personne, que le vol précis des goélands, les cris des grisards attendant la pitance, que le souffle du vent dans les arbrisseaux. Symphonie. Le ciel est gris, de ces mille gris qui feraient tout à la fois le bonheur et le chagrin des peintres, difficile à cerner, à peine observer les voilà changeant. De ces couches de nuages voilant le soleil et venant se poser sur les flots à peine troublés qui feraient l’objectif du photographe, de ces grains de folies venant à peine mouiller la tête que déjà ils s’enfuient. Il n’y a pas de spleen, il n’y a pas de temps, parce qu’ici simplement le temps n’est plus, il file sans doute mais ici, il ne compte pas et on ne le compte pas. Bien sûr il y a le rythme des jours et des nuits, le rythmes des ouvertures des commerces et la sirène du bateau venant déposer puis reprendre ses flopées de voyageurs, seul lien entre le monde agité et la terre calme, ou plutôt, le caillou. C’est ainsi qu’il se nomme, caillou, un bout de roche poussée du fond des eaux, mais de son nom, il s’en fout, on ne vit pas pour un nom, un titre, on vit pour être. Soi. Ce jour frais et plus ou moins gris, combien préfèreront le passer au chaud, enfoui dans le ventre d’une maison à la chaleur presque suffocante lorsque l’on rentre enfin, aux senteurs de miel, de pâtisseries, de thés ou de chocolat chaud ? Combien resteront à
regarder derrière la vitre épaisse les cieux changeants oubliant d’y voir les mille reflets qu’ils savent faire défiler en un rien de temps ? Peu importe, tant pis ou tant mieux, c’est selon, il fait si bon gravir les sentiers comme bon nous semble, s’arrêter sur le vieux banc puis poursuivre la course qui n’en est pas une, pourquoi courir ? Nos existences ne valent rien de mieux que lorsqu’elles se posent, composent et prennent la pose qui s’impose devant cet absolu ravissement qui ne se révèle qu’à ceux qui en prennent le temps. La vie est ainsi faite : on nait, on grandit en voulant tout apprendre, tout voir, tout découvrir, on court pour accomplir cette mission, on entasse des images dans les tiroirs du temps, dans les albums d’images, dans les disques durs des machines puis un jour on s’assied, on regarde, simplement, on photographie du regard ces paysages simples et ouverts, on y fait sa mise au point et on sourit devant tant de beautés et de bienfaits. Simplement. Alors, dans le jour qui descend, on se lève, sans regret, sans affolement puis on rentre vers son port d’attache ou les amarres n’ont jamais été aussi relâchées, on goûte simplement ce trésor qu’on nomme ‘liberté. A jamais.





Le temps est un ruban d'écume

Les années passent, elles filent avec plus ou moins d’élégance, et si d’aucuns se mettent en transe et dansent à chaque changement du nombre au crépuscule de la pénombre, d’autres les regardent passer, sans regret, peut-on aimer une année achevée ? Les années partent, s’enfuient dans des mémoires, elles glissent et finissent par disparaitre, doit-on fêter la nouvelle née ou bien pleurer sur feu l’année ? Puis finalement, au fond, doit-on croire qu’une année démarre au 1er janvier, doit-on croire qu’elle se meurt sur son 31 ? Le temps est un ruban qui danse dans nos mémoires, c’est un cerf-volant voguant aux vents de nos évènements ; Tantôt il nous frôle, tantôt il nous caresse, tantôt il nous hérisse les poils, tout compte fait, il ne nous laisse pas indifférent. Indifférence ou pas, le temps vole et revient parfois nous toucher, parfois au propre, parfois au figuré, parfois au présent, parfois un vieux bout de ruban passé, toujours à temps mais il n’y a pas plusieurs ruban, il n’y a que le ruban du temps. Est-ce pour cela que le monde s’essouffle de ‘bonne année’ ? Tant pis et tant mieux, nul n’est besoin d’un minutage précis pour se rappeler que l’un existe et que l’autre se meurt, nul besoin d’un mois de janvier plutôt qu’un mois en fleur. Le temps est un ruban et nous sommes des papillons, volant de date en date pourvu qu’elle signifie quelque chose, une présence, un anniversaire, un souvenir.


L’armoire aux souvenirs croule sous les paquets enrubannés, il s’en échappe des senteurs différentes, des colorations variées et des mots d’un autre temps. Faut-il en clore la porte, la clouer au pilori ? Faut-il allumer un grand feu et mettre le feu à ces feux souvenirs ? D’autres paquets, d’autres rubans, d’autres étapes viendront alors occuper l’espace, nos vies ne sont que de grands escaliers où celui qui ne monte pas se vautre à la première marche, l’avantage étant de n’en point connaitre le nombre. Tiens, encore un nombre, au fil du temps, les nombres s’empilent, s’associent, se superposent et forment d’autres nombres que le grand ruban viendra désigner d’un pli que l’on nommera date ou bien rendez-vous, c’est selon. Oublions l’armoire, le lit, la chambre, oublions le refuge, le pavillon, le chalet, partons à la recherche du rien, c’est autre ruban qui parfois s’en vient, cette autre coquin qui se fait tout petit mais qui sait si bien apporter à nos vies ce tout petit rien. Partons respirer le grand air, allons près des falaises où s’époumonent dans de vagues relents ces flots d’écumes caressant les rochers. Ils cognent à grand fracas mais la roche résiste et tant mieux, sinon point de spectacle, nous ne serions que fétu sur un château de sable aux vagues agonissant. Le bruit, les saveurs iodées, les vagues, les gerbes d’écumes et le vent venant taquiner les cheveux rebelles, percer l’étoffe à toucher le corps. Alors le regard se perd dans la lande, les bruyères sont belles en cette saison, le paysage désert et les pensées voyageuses, oubliant un premier de janvier, oubliant une fin d’année, parce qu’au fond, ce qui compte, c’est bel et bien le temps présent, celui d’être ici, à jamais.