Cosmopolitain

Quelques pas dans les rues de la ville, sa ville, aux rues étroites et aux murs de briques, ces grandes portes cochères parfois ouvertes dévoilant des petites cours carrées, ces rayons de soleils venant lécher l’argile cuite pour en tirer des tons rosés, ces toits de tuiles boursouflés des rhumatismes de leurs vieilles poutres. Une ville plus préservée qu’ancienne, les bombardements pas plus que la folie des promoteurs n’avaient abîmé ses plans initiaux. Une ville nonchalante, une ville du sud, où les trottoirs sont rarement piétinés de gens pressés, où les couloirs de métro affichent la même détermination à ne pas courir, une rame suit toujours une autre rame, à quoi se jeter dans la première voiture offerte ? Quelques pas dans sa ville, un peu hagard, un peu déboussolé comme au sortir d’un long tunnel du temps, les yeux cherchent ce que la mémoire leur dicte, une enseigne, une boutique, un coin de rue mais le temps a passé et les enseignes ont valsées, les murs se sont parés d’étonnant hiéroglyphes plus ou moins déchiffrables, jusqu’aux sons qui ne sonnent plus du même accent… Etrange, serait-il donc devenu étranger dans sa ville ?

Il marche, respire les odeurs et essaie de comprendre ce qui désormais frappe le pavé. Cette ville belle et cosmopolite de son enfance serait-elle devenue rebelle à son passé, son histoire, sa mémoire ? Hier encore, au carrefour des civilisations, elle a grandi à coup de population fuyant une politique, fuyant une terreur, elle s’est transformée en construisant ses premières barres d’appartements sur ses anciens maraichages parce qu’il fallait loger et loger toujours plus, à la fois des réfugiés, des rapatriés, des ouvriers pour toutes ces nouvelles usines. Espagnols, algériens, portugais, marocains, tunisiens, italiens, français, paysans, ouvriers, vietnamiens, tchadiens, sénégalais, camerounais, et tant d’autres, à chaque pallier une porte s’ouvrait sur le monde, ou plutôt, sur une facette du monde, le monde au fond, c’était cet immeuble tout entier, ce quartier, cette ville et c’est là, enfant, petit enfant du monde qu’il aimait venir goûter aux richesses du monde. Ses grands-parents vivaient là, anciens brassiers, cultivateurs, maraîchers, jardiniers, une fois la ferme rasée pour construire ces modernités de cages empilées, ils se trouvèrent reloger près de leur ancien gagne misère. C’était le temps du moderne, les vieux meubles partirent chez le chiffonnier et le noble formica envahit le « trois pièces sans balcon ». A ces souvenirs, il souriait, car au fond, l’enfant se fout des modes, des lambris et du formica, lui ce dont il se souvient, c’est de ces goûters au tranches épaisses de bon pain, pas encore qualifié de campagne comme pour lui rendre une certaine légitimité, à la fine couche de beurre saupoudré d’une poussière de caco dont il était interdit dans un sourire de souffler dessus… Et puis il y avait les accents, les bises sonores de tous ces pépés et mémés, ceux d’un temps d’avant les papys et mamies, ceux aux visages burinés et aux mains calleuses, parce qu’ils avaient trimé, parce qu’il avait payé parfois très cher leur poids de sueur, pour quatre sous, pour fuir, pour vivre, oui, c’est bien cela, on vivait pour vivre et c’était un emploi à temps plein. Des accents, il y en avait des tonnes, et même des cours de langues car il fallait parfois déchiffrer, comprendre l’exercice, « remplacer le mot en langue d’origine par son équivalent français » … Ce furent ses premières versions qui n’avaient de latines que la somme de leurs descendances. Et puis, et puis, il y avait ces douceurs, toutes ces douceurs, celles des mots, celles des gestes, celles des portes qui s’ouvrent, celles des gourmandises offertes, pâtisseries maison ou autres bonbons, mille goûts, mille saveurs, mille origines, ces joujoux, petits soldats ou simples billes de terre, des trésors à trois francs - six sous que l’on recevait comme le plus beau des cadeaux, toutes ces attentions venant non pas de plusieurs individus mais d’un seul cœur, d’une seule générosité. Une vraie communauté, non pas d’une couleur uniforme mais multicolore, multiraciale et ouverte, unie, partageuse et partageante, bien avant l’invention des repas de quartiers, il y avait des casseroles traversant le palier, descendant deux étages pour offrir sans raison un soleil de paella, un parfum de couscous, une part de gâteau, quelques oreillettes… Oui, c’était cela la banlieue d’avant la banlieue, la ville d’avant, celle qui se climatisait à coup de fenêtres ouvertes, celles où les informations circulaient dans les squares, sur des bancs lustrés par tant de postérieurs qu’il ne venait même pas à l’idée d’y aller y graver le moindre graffiti. Les portes jamais closes, les rez-de-chaussée ouverts sur l’envie d’échanger, les soirées télé autour d’un verre de café devant « la piste aux étoiles » c’était cela aussi le « réseau social ». Pas de clic, juste une sonnette ou un coup à la porte en même temps qu’on l’ouvre ponctué d’un « oh ! ou ola ou bien c’est moi » pas de « j’aime » mais combien de commentaires, des idées de tricots ou de recettes échangées, on ne s’invitait pas les uns les autres mais on se voyait tout le temps….

Difficile de retrouver aujourd’hui ces vies d’hier… Même les anciennes barres se barrent, elles tombent sous les coups des boulets, elles s’effacent en poussières derrière le panneau immaculé aux couleurs vives annonçant la ville de demain, des personnages souriant, des enfants jouant dans la rues, « c’est con » se dit-il « ils ont oublié de les mettre en couleurs, à moins que ce ne soit qu’un quartier réservé ? »  Il est vrai aussi que la langue a bien changé, on ne parle plus de nationalité, ni même de couleur de peau, on efface dans le silence le respect et la polyculture d’hier. Peu à peu, on s’enferme plus qu’on enferme et cet enfermement n’engendre que la peur et l’exclusion, on s’exclu d’être en essayant d’avoir été, on voyage pour « vivre » la diversité on oubliant combien il était si simple de la vivre sur place. Il marche, traversant sa ville en pensant aux pas d’hier, sans vraiment comprendre ni même se rappeler quand est-ce que le vent a tourné. Il pense à tous ces êtres qui ont su l’aimer, le gâter, lui faire aimer la vie, la diversité et comprendre les richesses de notre humanité. 

Puisse un jour cette terre retrouver l’humanité.