Voilà combien de temps


« Voilà combien de jours, voilà combien de nuits, voilà combien de temps que tu es repartis » chantait Barbara et il ne sait pas pourquoi, ce matin cet air lui vient aux lèvres de la mémoire. La notion du temps est tout autre lorsqu’on vit hors du temps, hors du monde, accroché comme une bernique sur son rocher, ce ne sont plus les tic-tacs de l’horloge du bureau mais les coups de trompes du roulier faisant ses inlassables traversées entre là-bas et ici. Là-bas, c’est plus gris, plus bruyant, plus vivant diraient certains, là-bas, c’est la grande terre, le continent, sa vie qui grouille, court, rugit, klaxonne, crie, résonne et bourdonne. Ici, c’est la vie qui passe au gré des nuages, des vents, des envies, c’est le vol des goélands à rase roches, c’est le parfum des bouffées d’iode, ce sont les premières fleurs, les premières couleurs, les premiers vols bourdonnants. Rien ne s’oppose, tout se complète, telle est la vie, les jours succèdent aux nuits, les nuits succèdent aux jours, subtil équilibre, il y a les frimas, il y a les coups de chaud, telle est la vie. « Voilà combien de temps ? » s’interroge-t-il en lui-même, pas pressé d’y trouver une réponse tout en parcourant les sentiers côtiers d’un pas pas pressé, subtil éloge de la lenteur qui n’a rien avoir avec la paresse, non, cette lenteur n’est qu’une offrande à la vie, une offrande à soi : s’offrir le temps, celui que les hommes n’ont plus, ceux de là-bas, le temps de voir, le temps d’observer, le temps de se régaler, de comprendre et de chercher à comprendre, pourquoi l’oiseau, pourquoi l’abeille, pourquoi la vie…. Et pourquoi pas ? Et pourquoi pas !

La sonate du temps associe ici les instruments non pas à vent mais du vent aux percussions des vagues sur les rochers. Ici tremblent et sonnent les arbrisseaux, les graciles herbes, les coques de bois et leurs lourdes chaines dans le petit port, parfois lorsqu’Eole est plus en forme, c’est la vieille girouette qui grince ses rhumatismes, le volet de la maison abandonnée ou le portillon qu’on a oublié de fermer. Pourquoi d’ailleurs serait-il fermé ? Ici il n’y a pas de clé, pas de clôture digne de là-bas, ces murs hauts qui enserrent les maisons auxquelles il ne manque qu’un mirador, non, juste quelques pierres bâties en des murs humbles et bas pour dire aux chats de faire un peu d’exercice lorsqu’ils traversent les terrains dont ils se moquent de savoir qu’ils ont des propriétaires. Le portail ne s’est jamais marié, il vit sans chaine, sans collier, sans clé, il clôture par la forme avec l’élégance de ne pas enfermer. Il est juste là parce que nous ne sommes pas des chats et que nous préférons le plancher des vaches pour traverser nos parcelles plutôt que l’escalade des murets. Certains l’ont même démonté, parfois même remplacé par un simple cordage, histoire de mettre un peu de marin dans les terres, un peu de marrant dans les têtes. Les percussions peuvent être douces, presque tendres, puis devenir rapidement colériques, comme si elles cherchaient à trouver le point de résonnance de ces rochers qui ont eu l’outrecuidance de s’aventurer en mer. La mer, c’est cette belle étendue qui nous sépare de là-bas. L’océan lui est de l’autre côté, on n’en voit pas le bout, immense terrain d’eau et de force sur lequel glisse les bateaux et les oiseaux de mer. Etrange tout de même que les oiseaux de mer s’aventurent en océan…. Parfois, lorsque le temps est clair, on aperçoit les côtes voisines de la presqu’ile et de l’autre ile, la grande. Comment chercher à mesurer le temps, à s’en aller dans le passé pour compter les jours et les nuits tel un prisonnier ? Ici, il n’est pas de prison, il n’est pas de détention, il n’est que liberté et mesure d’avoir le temps, celui après lequel toute une foule de gens là-bas courent après sans jamais le rattraper. Vous ne le rattraperez jamais, ne le cherchez plus, il est ici, en cavale et en liberté. Au fond, il le comprend très bien, heureux d’en avoir fait de même.



Il nous écrira


Quelle étrange idée, quitter le sud et ses chaleurs et ses foules pour s’isoler sur même pas un bout de terre mais un simple caillou émergeant des flots et sans cordon ombilical le reliant au monde ? Un choix de vie, un choix d’envie, le choix de la vie. Simple, tranquille, calme et détendue. La vie, tout simplement. Loin des miroirs aux alouettes, loin des modes, des fausses tentations, loin de ce monde devenu trop superficiel, c’est en somme en retour à l’essentiel. Un retour à la vie, une renaissance, un isolement qui n’en est pas, un repli non pas sur soi mais vers soi, comme seules les étapes en solitaire sur les sommets peuvent en offrir. L’abandon d’un modèle de vie pour un autre. Oublier l’avoir pour découvrir l’être et être plus qu’avoir, un mantra plus qu’un credo, pourvu qu’il y reste du papier, un stylo, de quoi noter, revenir de temps à autre à ces jeux d’écritures qui sont autant de moments de plaisirs, de voyages et un peu de partage.

Les valises sont bouclées, les meubles abandonnés, les placards vidés, les clés sous le paillasson qui ne dit plus bonjour mais bon vent. Les volets sont clos, le feu est éteint, les herbes folles dans les vases trahissent le progressif abandon des lieux, il ne manquerait qu’un voile de brume pour adoucir le tableau en estompant les contours d’une ancienne vie, ou plutôt, d’un épisode clos d’une vie qui poursuit. Un taxi qui démarre, une gare, des trains, une autre gare, d’autres trains, un autre gare au bord de l’eau cette fois-ci, des bateaux, un bateau, des vaguelettes puis des vagues, un ciel gris riche de mille gris, plus une terre autour, des roulis, des tangages, un relief, un mur dans la mer, des vagues qui se brisent dessus, un virage, une corne qui rugit, un arrêt et des passagers qui se pressent. Lui ne bouge pas, il serre sa valise, avance lentement, comme voulant profiter de ces derniers pas sur ce bout de continent mobile, comme pour se préparer à poser enfin le pied sur le caillou, sentir la pierre profondément ancrée à la Terre, la belle planète bleue que tant d’hommes assassinent, respirer ces odeurs d’iode et de poissons, se sentir vivant et en même temps enfant. Comme l’enfant quittant le ventre de sa mère, il quitte les flots de la mer pour cette ile, il reste un moment à l’arrêt, à regarder les bateaux bien alignés, à s’assurer que le gros pourvoyeur de vies s’en retourne vers les cieux gris, et là, il pleure, des larmes salés comme la mer, des larmes neuves comme sa vie, des larmes de bonheurs à venir, des larmes d’épisodes désormais enfuis de l’autre côté de l’eau, de l’autre côté d’aujourd’hui, de l’autre côté de celui qu’on oublie. Il est à l’aube d’un nouveau jour, le premier de sa vie, celui d’ici. Il n’est plus parti, il ne s’est pas enfui, il est ici et maintenant, peu importe hier, peu importe avant-hier, la vie se vit au présent, le futur ne s’écrit qu’au présent, avant il se rêve, il s’espère, il en devient troublant et finit par bouffer l’essence même de la vie, le seul et unique moment : le présent. Le soir tombe dans le bruit de vagues, quelques oiseaux de mers deviennent des oiseaux d’iles en rasant les reliefs avant de disparaître dans l’abri d’une crique, de quelques buissons, d’une plage invisible. Machinalement, il remonte son col, empoigne sa valise et traverse le port et ses bâtiments colorés, il marche lentement, les yeux encore humides mais heureux, il gravit la route principale qui conduit au bourg, rangées de maisons à peine désordonnées qui essayent de se blottir autour de l’église, quelques commerces s’affichent en vitrines, puis quelques maisons autour de ces routes tendues comme des fils sur une toile d’araignée, puis des jardins, des friches, des landes, d’autres maisons et tout au bout de chacun des fils, une falaise où les flots grognent parfois. Le vent souffle sans forcer, quelques gouttelettes viennent caresser le visage comme des bouts de bienvenue, quelques pas dans une obscurité de plus en plus présente et enfin le portillon de bois sans clé, le bout de jardin à traverser et la vieille porte où grince la clé. Il y est. 

Patience, peut-être qu’une fois le bagage ouvert, le cœur reposé, la page tournée, il nous écrira…