Le livre de la vie


S’il est parfois difficile de devenir adulte, il est encore plus dur de devenir orphelin. Peut-être parce qu’on ne le maitrise pas, peut-être parce qu’on ne le voit pas toujours venir, peut-être aussi parce que toutes nos vies nous gardons et garderons nos yeux d’enfants, du moins tant que nous ne fermerons pas la porte aux sentiments.


La vie est un livre, roman, essai, poésie ou succession d’ennuyantes proses, mais elle est la vie, bien ordonnée, avec cette particularité : les pages lues se referment et se collent à jamais, on ne peut jamais les relire, tout au plus, se les remémorer. Dans les parcours que d’aucuns nomment classiques, il y a les chapitres classés par âge ou bien, par ordre d’apparition à l’écran de nos vies. D’abord les aïeux, arrière-grands-parents, grands-parents, parents, quelques pages de soi, et des pages à écrire pour les générations qui suivent. Mon livre n’était pas bien épais, je n’ai pas eu loisir de lire les pages de mes arrière-grands-parents, ni celles de mes grands-parents paternels, partis déjà trop tôt pour leur filiation, j’ai lu trop rapidement celle de mon grand-père maternel dans cette période que l’on appelle « l’âge con » où les priorités sont toutes autres, j’ai parcouru plus volontiers surtout sur la fin celles de ma grand-mère maternelle, et quand ses pages se sont collées, c’est avec effroi que j’ai songé alors que les chapitres suivants concernait mes parents. Et la lecture a repris, d’abord attentive par perception de cette fragilité de la vie, puis plus ou moins distante par variation saisonnière de l’indice des priorités, ainsi vivons-nous.


Dans le grand cahier de texte, il y a pourtant de fréquent rappel, des phases d’hospitalisations, de soins aux noms innommables, chimiothérapies, radiothérapies sont hélas que trop monnaies courantes dans notre société de plus en plus déglinguée, et au mot « cancer » s’ajoutent des mélanomes, des bénins, des malins, des lymphomes, des leucémies, des métastases et un jour on découvre « mésothéliome ». Les soins, les liens, l’affect font que la pensée va vers la guérison, chaque cycle de hauts et de bas n’est vus que par les hauts sans voir combien ces maux insidieux rongent, dévorent et vainquent. Brutalement, la page qu’on était en train de lire se tourne, se ferme et se colle l’espace de temps où l’on avait la tête tournée, entre deux rendez-vous, entre deux espérances, le mot fin frappe fort en plein vol une histoire dont on souhaitait encore écrire de nombreuses lignes. Combien il est difficile de subir cela, combien il est malaisé de trouver sa juste place, de vivre les craintes des pages suivantes à lire, à écrire, de matérialiser ces étapes de fins, d’accompagner les uns et les autres, de vivre parmi tout cela, de continuer d’espérer, de cheminer et de clore le grand livre des regrets à la lecture inutile, dévastatrice et imparfaite puisqu’elle ne se conjugue qu’à l’imparfait.


Bien sûr, il y a des pages et des pages à écrire, bien sûr il y a là une impasse, un autre chemin, une autre voie à prendre, sans la voix maternelle et réelle mais cette voix résonnera longtemps dans ma tête, mais ces images, ses victoires et tant d’autres belles choses seront ponctuer le cours de mon existence qu’elle qu’en soit sa longueur. Pour l’heure, il n’est pas encore venu le temps de l’émergence, la phase de la réalisation, la perception du vide et son vertige associé. Pour l’heure, le temps est lecture, écriture, sommeil sans sommeil, nuit comme jour, robots humains, survie plus que vie mais ainsi va la vie, ainsi s’en vont les pages du grand livre de nos petites vies. Savoir qu’on ne peut plus lire ces pages est peut-être triste certes, mais c’est surtout porteur de messages, d’espoir, de messages d’espoir. Au-delà de la tristesse, il y a la tendresse, l’espérance, le renouveau, la vie. Choisissons ce chemin, en mémoire des miens.

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