Le vent souffle par rafale sur cette lande perdue au milieu
de nulle part, vaste étendue au relief sans relief, moutonnement à peine
dévoilé par les ajoncs et autres graminées, de temps en temps une zone de
tourbière venant gober le pied de l’imprudent qui ne sait pas où il est ni où
il met les pieds. Un vrai no man’s land, mais quelle idée de s’en venir en
balade jusqu’ici ? Une balade irlandaise, entre le ciel et l’eau, un ciel
lourd, gris et chargé de couches de nuages aujourd’hui, une lande surplombant la
falaise que les vagues bruyantes viennent battre avec fracas. On ne distinguait
plus la petite route, ni le parking sommaire bordé de barrières où il avait
laissé sa voiture, plus rien d’autres que des herbes et des bruits, le vent,
les vagues, les oiseaux combattant contre les courants ascendant, les couleurs
en vaste dégradé de gris, de bruns, de verts, l’atmosphère pourrait
paraitre lugubre pour qui ne sait apprécier ces lieux. Des pas dans un endroit
perdu, quoi de mieux pour chasser des idées et s’aérer l’esprit, n’est-il
pas ? Qui était-il ? Que faisait-il ? Pourquoi était-il
là ? Qu’importe, l’important est qu’il soit. Promeneur solitaire dans une
lande solitaire, personnage de l’ombre au milieu des ombres, c’était l’occasion
régulière de croiser la faune, de faire quelques photos comme par défi aux vols
lourds des oiseaux défiant eux-mêmes les lois de l’apesanteur, c’était toujours
l’occasion de marcher et de prendre l’air, d’humer l’océan, les odeurs si
particulières des tourbières, d’être seul face à l’immensité de la nature. Ces
promenades variaient selon plusieurs circuits, sentes à peine dessinées à
travers les touffes d’herbes, elles l’amenaient jusqu’en bord de falaise avant
de gravir ce dôme, unique relief des lieux à la ronde, puis de retourner au
point de départ, où il retrouverait sa voiture. Quelques kilomètres plus tard,
il rejoindrait ce petit village et son minuscule café. Là, il s’installerait
tranquille à une des petites tables pour savourer ce thé unique, si puissamment
parfumé dont il ne se résignait pas à baptiser de lait, parcourant la presse
locale en écoutant les rires et les cris des joueurs de fléchettes et des
habitués, plutôt enclin à la bière rousse si caractéristique d’ici, quand ce
n’était pas un de ces alcools puissants. Comment ne pas se sentir dépaysé en
plongeant ici, au cœur d’un pays, d’une nation, d’une population ?
Les clichés le faisaient sourire désormais, il est si facile
de tout unifier sous une fausse couleur locale, d’imaginer que tout est
ressemblant, parce que c’est loin, parce que c’est inconnu, alors on colle vite
une seule étiquette sur tous les gens du cru. Et non, les hommes et les femmes
n’étaient pas tous roux, et non les pulls même irlandais n’étaient pas tricotés
selon le même modèle et oui, il était bien accueilli, lui, le
« frenchie » à l’accent imparfait et au vocabulaire limité, ce drôle
de personnage dont on ne comprenait pas ses promenades solitaires dans la lande
sauvage, pas plus que le thé le plus puissant sans son nuage de lait….
Depuis combien de temps était-il ici ? Aucune idée, les jours et les nuits
passent en silence sans qu’on puisse les compter. Le temps d’ici n’est pas le
temps de là, et si depuis le début de son voyage, il avait navigué de village
en village, de chambre d’hôtes en chambres d’hôtel, c’est vrai qu’il s’était
posé ici, plusieurs jours, plusieurs nuits, parce qu’ainsi sont les choses et
parce qu’ainsi il en avait eu l’envie. C’est là la magie du voyage, un circuit
sans circuit, une envie qui génère des envies, être là, ici et aujourd’hui,
loger chez l’habitant, goûter aux charmes d’une famille dont peu à peu il
découvrait la chaleur, marcher au-dessus de l’eau, non pas au ras des flots
mais du haut des falaises, comment n’avait-il pas été ici autrefois ? Cela
lui paraissait si limpide, tellement évident, il marchait sur ses propres
traces, celles d’une vie d’avant la vie, oui, ici, fut chez lui, cela ne
pouvait être autrement. L’heure passait, sereine, tranquille, les couverts
glissaient sur les tables, bientôt une odeur savoureuse d’agneaux aux herbes
viendrait lui caresser le nez. Encore et toujours, des herbes et des bruits,
mais cette fois, c’était au milieu d’une joyeuse troupe d’inconnus aux visages
si familiers depuis qu’il venait ici terminer sa journée. Un bloc de papier, un
crayon qui tantôt griffonne quelques mots, tantôt se lance le défit d’esquisser
les visages, le décor, peinant à retranscrire l’atmosphère des lieux. Parfois
il succombait aux charmes de ces voluptés parfumées pour déguster une belle
assiette accompagnée de sa pinte rousse. Alors la table devient partage, un
autre vient s’asseoir et la discussion se fait, bon enfant, parce qu’ici, c’est
ainsi, on est soi plutôt que de s’imaginer quelqu’un d’autre. Ces soirs-là, les
mots dits enveloppent le soir et y glissent la nuit, la dernière bière n’est
pas vraiment la dernière bière, mais cette diable de musique est une drôle de
fée, qui fait perdre la tête et oublier le temps, à moins que cela ne soit
l’inverse, mais au fond, comment ne pas préférer vivre et savourer lorsque la vie est simple et
belle comme ici ?
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