Lorsque
les pages de l’album de famille se tournent et deviennent des buées de temps,
on mesure, certes avec tristesse, la fragilité de notre petit monde et surtout,
son intemporalité. C’est là le réflexe premier, puis, avec un peu de recul, on
réalise combien nous sommes chanceux d’avoir partagé, d’avoir vécu tant et tant
de moments avec ces êtres, et combien ces phases-là font parties de notre
apprentissage de la vie. Bien sûr, lorsque la fréquence des départs semble se
précipiter dans un relatif court laps de temps, on peut être enclin à y
rechercher de l’injustice, mais il n’en est rien, ainsi sont les choses, ainsi
sont écrites nos pages, ces départs ne sont en aucun cas une fin.
La
tristesse, ce n’est pas le départ de l’autre, c’est de ne pas se sentir capable
de vivre sans. On ne pleure pas l’autre, on pleure sur soi mais comme toujours,
les choses les plus simples restent les moins visibles à nos yeux. A noter que
cet état de fait n’est pas uniquement lié au départ de l’âme, c’est tout autant
la même chose lors d’une séparation de corps, peut-être même plus difficile car
il y a dans les cérémonies d’adieux aux défunts un ancrage acté d’un état
définitif alors qu’une séparation laisse la porte ouverte à d’éventuels
retours. Au fond, la dernière personne dont on s’occupe, c’est bien soi, on se
laisse porter par mille pensées vers l’autre, vers les autres, vers ces visages
soudainement affichés par l’album photo, on en entend les voix, les rires, on
revit ces pages écrites il y a plus ou moins longtemps, mais on oublie trop
souvent de se situer soi au cœur de l’histoire, de profiter de ces rediffusions
de nos souvenirs pour en visualiser les messages, pour en entendre le sens,
pour apprendre et grandir, évoluer soi dans sa propre vie, celle d’aujourd’hui,
sans fantômes, sans vides, sans manques, parce que là sont les leçons, parce
que là sont les raisons de ces flash-backs familiaux.
La
tristesse n’est ni une fatalité, ni une légitimité, ni une fidélité. Beaucoup
de nos pas sont des pas assistés, peu sont des pas assurés, c’est ainsi que
nous avons appris, grandit, c’est ainsi qu’on nous a construit, mais la clé est
en nous, et si un jour notre main a su lâcher celle qui nous tenait pour nos
premiers pas, pourquoi nos neurones resteraient à jamais attachés aux tuteurs
de l’enfance ? Par peur sans doute, mais dans le grand catalogue des
peurs, qu’elles sont celles vraiment en jeu ? La peur de réussir ? La
peur de grandir ? La peur d’exister ? La peur de sortir de sa
coquille ? Diantre, le poussin ayant épuisé ses ressources nutritives
devrait donc avoir les mêmes peurs et ne jamais percer sa coquille pour
découvrir ce vaste monde tellement inconnu…. Notre grande chance, c’est tout de
même de vivre chaque jour dans des situations tellement différentes et
tellement extérieures à notre coquille, que nous sommes à même de maitriser nos
peurs, mieux, de débrancher notre cerveau reptilien et nos instincts de
survie : il n’y a pas là de notion de survie mais de vie ! Quel
danger y-a-t-il ? Tomber ? Aucun danger, le danger serait de refuser
de se relever. Se mettre en échec ? Oui, et alors ? Les échecs sont
faits pour être compris, vaincus et devenir forces. Encore une fois, c’est
penser plus à tomber qu’à se relever. Que croyez-vous que le poussin devienne
dans pareille situation ? Il a tout consommé à l’intérieur mais il refuse
de briser sa coquille, certes elle est perméable à l’air mais pas aux
nutriments, et vivre de l’air du temps n’a jamais nourri son homme, fut-il un
poussin… C’est mignon tout plein un poussin, du duvet jaune, des petits
piaillements, mais comment le savoir ? Il est là, dans sa coquille bien au
chaud, bon, le ventre gargouille un peu, faut dire qu’il n’y a plus rien à
becqueter là-dedans, le frigo est vide et il est bien connu qu’on ne fait pas
d’omelette sans casser les œufs… Alors ? On poursuit dans l’idée de ne pas
faire un pas en avant, de ne pas vouloir briser sa coquille ? Bigre, cela
n’est pas un échec puisqu’on ne tente rien, quant à tomber, cela sera
d’inanition dernière étape de la plongée fatale… Là oui, l’instinct de survie
fera qu’en tombant le bec tout neuf, tout aiguiser de frais va choir sur la
coquille et la briser, un trou devenant source de courant d’air mais aussi des
débris à picorer, la vie est belle et bien dehors…
Et
nous ? Sommes-nous donc plus stupides qu’un poussin pour fermer notre bec
et se laisser choir dans notre coquille vide à désespérer de tout ce que nous
n’avons pas, de tout ce que nous n’aurons plus ? Sommes-nous si stupides
pour choisir de choir plutôt que de se relever ? De mourir plutôt que de
vivre? Comment peut-on lire un livre sans en tourner les pages, en revenant
sans cesse sur les pages déjà lues ? Comment peut-on voir une série en
visualisant sans cesse les premiers épisodes ? Comment peut-on ne pas
honorer ceux qui nous ont appris à marcher en refusant de se lever et de
marcher ? Plutôt que la plume des anges, préférez le duvet des poussins…
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