L'homme, l'ours, l'arbre, la lune


Printemps deux mille quelque chose, quelque part dans un coin de montagne, un petit sentier qui traverse les prairies dans un sillon bordé d’arbres. Il marche, à la recherche de son parcours, les yeux errent entre la carte aux signes trop rapprochés, le terrain si secret à se dévoiler, le GPS, objet moderne à la logique implacable. Il avance d’un pas plutôt décidé, il est sûr d’être là, à la recherche de ce talweg après lequel il entamera la descente vers ce petit hameau sûrement abandonné. Le terrain, la carte, le GPS, toute son attention est là dans ce bout d’électronique qui guide sans âme lorsque soudain c’est le choc, sa tête heurte violement un arbre en travers, vestige d’un coup de vent, de la dernière tempête ou de la visite d’un troupeau d’éléphants. Sûrement la dernière tempête. Il est au sol, étendu, sans connaissance. Le front saigne, l’arbre lui a résisté, la nature est toujours la plus forte à ces jeux-là, des jeux dits sans rire si ce n’est de l’entourage. Il n’y a pas d’entourage, il est seul, il marche seul, tout au plus croise-t-il parfois le chemin d’un arbre, un arbre de bon bois, plus très droit mais encore suffisamment solide pour en devenir assommant et donner la gueule de bois, lui qui ne boit pas, le voilà bien atterré et défait par cette vieille branche, victoire par ko, le chêne plus très vert sous ses airs penchés a sonné le glas de l’homme marchant la tête dans l’écran, preuve qu’il faut savoir regarder au loin pour bien avancer.

Les nuits de printemps sont bien fraiches en montagne, la faune qui jouit de la pénombre lunaire rode et parcours ses sentiers sombres à la recherche de nourriture, la quête sans fin des prédateurs. Certes le lynx a disparu, les loups s’en reviennent et les renards renaissent de leurs cendres, quant à l’ours… ah oui, l’ours. Il gronde, grogne et avance lentement dans le sentier encaissé. Encore quelques pas encore quelques mètres, la lune presque pleine allume de son regard perçant la silhouette étrange de cet arbre en travers et, sans avoir un œil de lynx, l’ours lui le voit, il plonge pour se faufiler dessous. A-t-il senti le sang de l’homme ? A-t-il trouvé quelque chose d’inhabituel ? Toujours est-il qu’il s’arrête, renifle, grogne et fait demi-tour, la chasse, la faim, les sens sont en éveil et l’ours gronde. Horreur, l’haleine fétide se mêle à l’odeur âcre du sang, seul l’arbre ne tremble pas, normal, ce n’est pas un tremble, c’est un chêne, un vrai dont on fait les futs, fut-il couché en travers du chemin. Les babines se retroussent, les cris montent au ciel, les dents luisent sous la lune, c’est sûr, l’ours a faim et cette odeur l’excite. Sa patte s’élève, fend l’air bruyamment pour s’abattre dans un bruit effroyable sur la source de son excitation. Dégâts irréversibles. Lambeaux de chairs accrochées aux griffes, cette chair odorante qui dormait cachée sous l’écorce, l’arbre est en mille morceaux. Quel homme cet ours Mais l’homme, qu’est-il devenu ? La fraicheur de la nuit l’aura sans doute réveillé, la tête lourde et sanguinolente, il reprit ses esprits et sa route, ramassant ses affaires, son GPS antichoc, sa carte de papier non éclairant, le terrain s’enfonçant dans la nuit naissante. Il était temps. Que serait-il devenu s’il était resté ainsi inanimé quelques instants de plus, quelques heures de plus ? Nul ne le sait, l’important est de prendre conscience de la conscience qui guide les pas, il n’y a pas de hasard, juste des espaces temporels, des évènements, des messages dictés sous forme de rébus sans qu’on sache vraiment les voir et pour qu’on chasse le sens de ces leçons de vie.

Comment ne pas penser par la suite, à ces chemins bucoliques coupant à travers champs ? Comment ne pas penser à ces arbres en travers de nos routes qui frappent à l’improviste et dicte à nos vies des coups d’arrêt ? Comment ne pas réfléchir à la chute dont il faut à tout prix se relever sous peine de disparaitre à jamais ? L’homme, l’arbre, la nuit, l’ours, tout cela semble si naturel, encore ne faut-il pas mélanger le tout ni se croire plus fort. Le regard dicte le chemin, il évite aussi de se prendre une branche par simple oubli de voir….

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