Pas de deux

Nous avons grandi ensemble, depuis toujours. Nés à quelques jours d’intervalle, nous nous sommes rencontrés dès les premiers mois de nos vies, et avons lié nos vies à jamais, enfin, jusqu’à ce que tu meures en ce samedi noir de folie. Avec toi, j’ai partagé toutes les saisons, en ce qu’elles avaient de plus remarquable, que cela soit les corvées d’arrosage du printemps à l’automne, que cela soit les fêtes de Noël en hiver. Bien sûr, je t’attache à moi, car nous étions quasi jumeaux, né d’une même année, mais c’est toute ma famille qui t’a adopté, qui t’a soigné, qui t’a aidé à grandir, et qui dans la peine gère ta disparition. Je me souviens des tes jeunes années qui étaient aussi mes jeunes années, je me souviens de ton bonheur d’être installé dans la nouvelle maison, je me souviens de ton épanouissement, de ta fierté à rester bien droit et stoïque à tous les chamboulements du temps qui passent. Je te revois, toi le repère familial, bien campé et filant droit, échappant à toutes les maladies, avançant en âge sans failles et sans férir. Etrange duo que le notre, formé sur la base d’une naissance et d’une association dès notre plus tendre enfance, tu fus et même tu es, malgré le tragique destin, mon frère, mon frangin, mon poteau, lien continu dans la traversée des époques qui mènent de la naissance à la vie d’adulte et même désormais à la mort du duo, par abandon du plus solide, ce qui ne me laisse pas de bois.

Certains diront que cela sent le sapin, mais, même si cette odeur peut-être enivrante, je la préfère dans les bois, ou dans ces soirées de Noël, où tu trônais fièrement sous tes guirlandes éclairées. Combien de Noël avons-nous passé ensemble ? Combien de fois la modeste lessiveuse galvanisé qui après son usage au feu te servit de pot a-t-elle été portée vers le séjour afin que tu passes les fêtes à nos côtés ? Combien de regard de fierté t’ai-je adressé, fier de ta ramure, de ton élégance, de ton port altier, fier de ton âge et de ce lien millésimé qui nous lie ? Je me rappelle ce jour où enfin tu quittas ta cage de fer blanc dont tes racines avaient fait le tour, pour qu’enfin on t’installât en pleine terre, devant la demeure familiale, des arrosages réguliers, perfusion de vie pour reverdir tes aiguilles, de l’observation de nous tous, inquiet de ne te voir pousser, inquiet surtout d’avoir vu l’état de tes racines trop serrées dans le carcan métallique. Le Noël suivant t’apporta un compagnon, joli épicéa qui le temps venu vint prendre place à tes côtés, suivi à l’occasion d’un autre Noël, d’un nouvel arrivant, sapin lui aussi. Car tu étais un sapin, un vrai, aux aiguilles bien vertes, bien plates, fièrement alignées le long des ramures. Soudain, tes racines ont trouvé la voie, pénétré la terre, y puisant une énergie bienfaitrice qui de dota le printemps venu, d’élégantes pousses au vert tendre et à la longueur traduisant ton envie retrouvée de croître. Dès lors, chaque printemps fut symphonie de couleur verte, les pousses de chacun éclairaient le sombre des ramures par de belles touches claires, en jouant à celui qui montrerait les plus belles, les plus longues, à celui qui grimperait le plus haut. Des trois cousins, tu fus le plus brave, le plus droit, ne pliant quasiment jamais face aux vents, restant stoïque et droit face à Eole. Tes origines montagnardes y étaient sûrement pour beaucoup. C’était un régal, en arrivant par les routes alentours de visualiser ces trois mats dans le paysage, d’être capable de dire « c’est-là que j’habite ! » Quand plus tard, ma chambre se fit mansardée, mon hublot sur les étoiles s’ouvrait sur ta cime, car tu avais déjà rattrapé et battu tes congénères.

Puis vint la terrible sécheresse de 2003, qui vous affaibli quelques peu, et réussi à sécher sur place ton proche parent. Silhouette quittant le vert pour l’ocre, puis pour la rouille, bois sec et mort qu’il fallut abattre avant que le vent ne le fît pour nous sans surveiller le point de chute. C’est donc à deux, lui l’épicéa et toi, mon beau sapin, que vous avez poursuivi la croissance, le lent défilé des saisons, accueillant sous vos aiguilles protectrices, les tiennes moins piquantes que les siennes, la toile de tente d’un drôle d’indien, les parties de foots endiablées avec son taquin de parrain. C’est encore à deux que vous avez sombré, épicéa et sapin dans un même combat perdu d’avance face aux vents déchaînés de ce maudit 24 janvier 2009, vos racines crispées dans un réflexe de survie, n’empoignaient qu’une terre détrempée par tant de jours de pluie. Je n’étais pas là pour te voir te coucher, enfin presque, car tu as posé ton buste sur le vieux catalpa, compagnon de plantation de l’installation familiale ici. Tu aurais pu tomber sur la frêle 2CV si la prévention paternelle, mesurant le risque que tu chois, ne l’avait déplacée peu de temps avant. Pour la dernière fois, nous vîmes tes racines, faible motte de terre en regard de ta taille, ton tronc en équilibre sur les branches amies, comme si dans l’agonie, une dernière fois tu montrais ta bravoure, ta fierté et pointait une dernière fois ta cime vers le ciel. La tempête et ses vents de folies ont eu raison de toi, de vous. Le paysage sera désormais bien vide devant la maison, où plus rien n’arrêtera le regard, en attendant la relève, sapin c’est sûr, et puis peut-être magnolia, mais rien ne remplacera dans notre mémoire, dans la mienne surtout, ce fidèle compagnon qui de boite de conserve en lessiveuse, de lessiveuse en pleine terre, a accompagné chaque année de ma vie. Par cette chute brutale, tu montres aussi, qu’au-delà des dégâts, sommes toutes mesurés, au-delà de l’aspect financier, l’attachement aux choses se fait par le cœur et que cela est bien difficile à estimer puisque très personnel.

Combien de fois, enfants, avons-nous chanté « mon beau sapin » à tes côtés ? Je n’ai d’autres paroles en te voyant jonché ou plutôt juché sur ton compère d’infortune. Adieu mon beau sapin, je pense à ces belles forêts de Cauterets où tu es né, où j’ai fait mes premières expériences montagnardes, je pense et je visionne ces images d’enfance à tes côtés. Décidément, les pages se tournent dans des périodes similaires de l’année, ces pages qui se referment sur l’enfance, sur mes jeunes années…. Un livre qui se range sur l’étagère des souvenirs, un autre qui s’ouvre sur des pages à écrire….

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