Il
arrive un moment dans la vie où l’ombre des vies passées s’envolent enfin, ces
diables d’ombres qui vous ont tant marquées que vous vous réveillez un beau
matin en découvrant un visage ridé, des yeux si cernés qu’ils ne demandent qu’à
se rendre et à rendre les larmes. Non, il n’y a pas de désillusion là-dedans,
pas plus qu’il ne reste d’illusion, ce matin-là lorsqu’il arrive, il s’appelle
réalité et il n’est que le premier jour du reste de votre vie.
Ce
matin ne prévient pas, il ne sonne pas, il vous sonne. Il vous donne la
conscience, la lumière qu’il vous manquait, cette lumière qui se focalise sur
les pages blanches à écrire et noie un peu plus dans l’ombre les ombres
rebelles des passés disjoints. On ne rejoue pas son passé. Le présent du passé
s’appelle l’imparfait et cet imparfait est mort de ses imperfections, point. Au
début, ça pique et ça fait mal, tellement on s’habitue à vivre parmi ses
fantômes, à les entretenir, à continuer d’en caresser les contours dans le sens
du poil, oubliant les poils urticants, enjolivant les douceurs et les
tendresses, mais non, les fantômes ne sont pas des doudous compensateurs, ils
ne sont que fantômes et réclament la paix, la leur, foutez-leur la paix. La
vôtre ? Comment voulez-vous la
trouver ! A chaque fois qu’elle pourrait avoir une place au soleil, voilà
que vous tordez votre lampe pour la plonger dans l’ombre, préférant sans nul
doute, la sécurité des paysages connus. Alors votre paix s’étiole, pâlit et
disparait, les fantômes malins prennent des forces et vous plongent dans une
béatitude tellement plus facile, comment y résister ? Mais voilà, hier est
un temps du passé… Et vous êtes vivant, du verbe « être » conjugué au
temps présent. « Mais c’est quoi ce putain de présent ? Qu’est-ce
qu’il vient m’emmerder, je suis bien moi ici, je vais très bien
ainsi ! » Le présent c’est un inconnu et l’inconnu c’est bien connu,
ça fait peur.
Ce
matin, il s’est levé, le corps endolori et engourdi, trop de sommeil, pas assez
de sommeil, en tout cas ce n’est pas trop de soleil, cet hiver pleure sa fin en
de pluvieuses journées. Ce matin, il s’est levé sans jus, sans énergie,
quittant la couette chaude pour le frais de la chambre, quittant un lit trop
vide pour d’autres espaces de vie tout autant vide. Et le rituel des matins qui
se succèdent prend sa lente monotonie. Un café noir, la porte à ouvrir pour
sortir le chien qui rentre aussitôt par la première porte-fenêtre ouverte pour
ouvrir les volets et changer l’air de la pièce, l’air vif et froid qui fait
tressaillir les muscles puis la tasse rangée dans le lave-vaisselle et enfin,
la salle de bain. Bizarrement ce matin, le miroir ne renvoie pas l’image
habituelle, non, celle-ci est plus nette et révèle des contours bien
singuliers, des marques étranges, des sillons creusés dans la peau fatiguée,
des yeux lourds et une bouche dont les lèvres semblent définitivement fermées.
De rapides coups d’œil au plafond, non, toutes les lampes fonctionnent, il n’y
a pas de mauvais éclairage, c’est ici que prend place la réalité. Ce matin-là il
se réveille, comme s’il se réveiller enfin, comme au sortir d’un long coma, ce
matin-là, il découvre non plus un masque mais un visage, son visage. Le regard
s’éclaircit, il déchire les brumes trop étouffantes des passés dépassés, il y
voit enfin clair, il y voit à présent et oui, il voit au présent. Sensation
étrange, d’abord la peur, le recul puis peu à peu, pas à pas, la sortie de la
nuit. Exit les fantômes, les fausses situations, les quêtes désormais
imbéciles, les entre-lignes, les vies entrecoupées, non, il ne peut y avoir de
pages à moitié pleines, à moitié vides, des histoires sans parole, des paroles
sans histoire, des parenthèses succédant aux parenthèses. Les gestes mécaniques
des matins qui se suivent ne trouvent plus la même grâce, tout semble
différent. La température de l’eau sur la peau, la texture de la mousse, la
glisse du rasoir, jusqu’au résultat, bien plus précis, bien mieux…. Bien être.
Plus tard, l’eau de la douche finira de chasser les esprits chagrins, elle
tonifiera le corps pour l’éveiller tout à fait, la musique sortira de sa prison
de silence, et même cette pièce connue prendra une autre dimension. Et pour la
première fois depuis bien longtemps, il hésitera devant son armoire
ouverte : « quelle sera sa tenue ? » Bien loin les gestes
mécaniques et froids, les habitudes, la première chemise tombant sous la main…
Ce
matin-là n’a rien d’exceptionnel, ni sur le calendrier, ni sur les évènements
de sa vie, pourtant ce matin-là sonne l’aube d’une vie, la sienne. Ce matin-là
n’est ni plus ni moins que le premier des matins du reste de sa vie, et même si
lui ne la pas encore tout à fait compris, les fantômes, ses fantômes eux, se
sont enfuis.
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